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#3 2011
10 min read

Requiem pour les porcs

Texte: Fawzia Asaad December 14 2011

Les riches, en Egypte, sont les plus riches de la terre, et les pauvres, les plus pauvres. Le mirage de la ville donnait aux pauvres gens un espoir d’avenir. Ils arrivaient en masse, des oasis du désert ou des villages de la vallée. Des chrétiens. Certains étaient musulmans.

Aux chrétiens qui ne savaient ni lire ni écrire des Anglais ont suggéré l’élevage des porcs. Pour les chrétiens le dégoût du porc ne porte pas de stigmatisation religieuse. Des paysans devenus porchers se sont donc massés aux confins de la ville en communautés, l’encerclant pour mieux la servir, toujours refoulés, parce que la ville grossissait, débordait sans cesse de ses limites. Les terres occupées par ces pauvres gens devenaient vite le point de mire des entrepreneurs. Alors, on les repoussait aux nouvelles frontières de la capitale. Par ordre gouvernemental.

Ils s’installaient là où ils trouvaient un point d’eau. A l’aube, les hommes allaient de maison en maison, d’étage en étage, remplir leur couffe d’ordures. En vidaient le contenu dans leur charette. Le travail, ils le faisaient en famille, dans des conditions d’enfer, les femmes et les filles cachées derrière les tas d’ordures qu’elles triaient; les déchets comestibles servis aux porcs, le plastic, le papier, l’aluminium empilé, revendu. Le travail des enfants était nécessaire à la survie de la famille. Comment l’enfant irait-il à l’école. Il devait soutenir son père, surveiller l’âne et la charrette et les ordures accumulées dans la charrette pour que personne ne vole le maigre capital du père. Et la fille devait aider la mère à trier les ordures. Il n’y avait ni église ni mosquée, aucun prêtre, aucun sheikh ne les approchait. Aucun hôpital ne recevait leurs malades. Ils n’étaient entourés que de déchets. Ils se sentaient pourtant privilégiés par rapport à d’autres émigrés; ils avaient un travail, une fortune: les déchets. Quand Israël occupa le Sinaï, ce privilège provoqua de nouvelles vagues d’exode. Ces réfugiés venus du Canal de Suez étaient musulmans.

Ils se cachaient. Sœur Emmanuelle les a rendus visibles. C’était en 1971. Elle avait 63 ans et voulait changer le monde. Et découvrait cette communauté oubliée des dieux et des hommes. Elle a mobilisé les éléments les plus généreux de la bourgeoisie égyptienne, la Banque Mondiale, les Organisations non Gouvernementales. Commencer par le commencement, disait-elle, l’essentiel, l’avenir, commencer par l’école. Trouver des bancs, des tables, des maîtres pour enseigner la lecture et l’écriture. La tache n’était pas facile. Il fallait d’abord convaincre les pères de l’importance de la parole écrite, les convaincre que les filles avaient autant que les garçons droit à l’éducation. L’argent devenait disponible pour introduire l’eau, l’électricité, les égoûts, pour construire des maisons en dur, séparer les soues du logement de la famille. Créer des espaces de jeu.

Le Caire grossissait. Les ordures se multipliaient. Une industrie de recyclage se mettait en place. Il a fallu renoncer à la carriole, mécaniser le métier. Alors les éboueurs ont appris à conduire, à réparer des pneus, des boîtes de vitesse, des freins. Ils se sont improvisés mécaniciens.

La communauté d’éboueurs qui profita le plus de cet effort de développement habitait la colline du Moqattam. Là commença la fabrication de compost avec le lisier des soues de porcheries, le recyclage du papier, la fabrication des tapis. L’église pesait de tout son poids pour le développement, mais encore une organisation non gouvernementale pour la protection de l’environnement, laïque, celle-ci.

A la conférence internationale pour le développement les deux organisations, celle encadrée par l’Eglise et l’autre, laïque, exposaient avec orgueil les produits de leur travail. Les éboueurs étaient les vedettes de conférence. Tous les chefs d’Etat, tous les grands de la terre et d’autres moins grands, concernés par la sauvegarde de l’environnement ont fait la queue au Mokattam pour admirer, acheter les objets recyclés.

Le Moqattam surplombe la ville. Au bas de la colline, il y a les vestiges de l’une des plus grandes capitales du monde qui venait de fêter son millénaire, riche en mosquées, fontaines et hospices, en commerces d’or, d’argent, d’épices, là tous les métiers nobles du multiple millénaire artisanal sont pratiqués. Et sur la montagne, le prêtre des éboueurs avait construit des églises, un monastère. Là, des fresques racontaient l’histoire d’un miracle, quand le fondateur du Caire, Moezz le Dine Illah, faisait subir le jugement de l’ordalie aux chrétiens. Un saint homme, Sam’ane le cordonnier devait prouver que la foi soulève des montagnes. Ce jour-là, dit la légende, la montagne se souleva et retomba, brisée.

Le voisinage du monastère et des mosquées fatimides était un symbole politique : l’union de la croix et du croissant, toujours désirée dans la vallée du Nil.

On aurait cru que le gouvernement donnerait un coup de pouce pour améliorer ce système de voirie improvisé et si efficace, capable de recycler plus de 90% des déchets de la capitale, parfois 100%. Non, le travail de sappe se préparait.

Tous les jours on trouvait prétexte pour écraser les murs de l’une ou de l’autre maison. Et voilà que l’on fit venir des sociétés étrangères pour broyer la fortune du pauvre.

C’était en 2002. Le Caire sera-t-il une des villes les plus propres du monde, titraient les journaux?

Le Caire deviendra bientôt la ville la plus sale du monde. Des voitures aux grands crocs arrivaient pour broyer la matière première de leur industrie de recyclage. Les sociétés étrangères promettaient d’employer les éboueurs. Or cet éboueur porcher devenu recycleur, entrepreneur et protecteur de l’environnement ne se satisfaisait pas du maigre salaire qu’on lui proposait. Il était lancé dans la libre entreprise. Il devenait fonctionnaire. Ou chômeur.

Puis arriva la grippe A/ HINI que l’on appela grippe porcine.

C’était un jour d’avril 2009, le 26 plus exactement, un dimanche. La population du Caire se réveillait sous la menace d’une prétendue invasion. La ville du Caire encerclée de petits porcs. Les porcs concentrés sur des points stratégiques pour assiéger le Caire, sept points en réalité, petits mais agressifs, leur groin dirigé vers le centre, vers le coeur de la cité. Les porchers encerclaient en effet la ville du Caire.

Les journaux s’emballent, sur papier, sur internet. L’information frise le sensationnel. Le parlement crie comme un seul homme. On dirait une meute aux abois. E’demouhom. Exécutez-les.

Le parlement a voté et le gouvernement a décidé

Décidé de « commencer immédiatement à égorger tous les porcs en Egypte, en faisant tourner tous les abattoirs à leur maximum » a déclaré à la presse le ministre égyptien de la santé, Hatem el-Gabali. C’était après une réunion avec le président Hosni Moubarak, révèle l’Agence France Presse. (Ahram Hebdo semaine du 4 au 8 mai 2009)

Le parlement a voté et le gouvernement exécute. Envoie son armée d’exécutants. Malgré les critiques des spécialistes, malgré la résistance de l’Organisation Mondiale de la Santé Animale.

La résistance n’avait pas le poids nécessaire pour se mesurer à l’attaque du Parlement et de son bras exécutif, l’armée.

Certains n’avaient qu’un porc pour nourrir leurs enfants, les habiller, les envoyer à l’école. Ils se sont battus, comme la chèvre de Monsieur Seguin. Puis ils se sont déclarés vaincus.

Et le système de voirie improvisé sous la contraitne de la pauvreté s’est trouvé disloqué. Les porcs n’étaient plus là pour consommer les restes des cuisines bourgeoises. C’était de belles bêtes, une race issue de l’antique sanglier, d’un gris anthracite. On les avait exécuté, sauvagement, pour faire vite.

Les détritus pouvaient pourrir dans les rues. On ne triait que les objets recyclables. La ville que l’on voyait devenir un modèle de développement sombrait dans un déluge d’ordures.

Combien de temps a-t-il fallu aux éboueurs pour comprendre que le gouvernement était leur ennemi déclaré qui se souciait peu de leur bien-être, que des forces obscures au sein du système orchestrait la mort des porcs et les tueries dans les églises? Ils ont le souvenir de l’occupant anglais qui divisait pour régner. De la révolution de 1919 qui déjouaient les calculs des Anglais. Leur propre gouvernement remplacerait-il les Anglais au pouvoir ?

Les langues se délient. Une veille de Noël en Haute-Egypte, à Farachot, près de Naga Hammadi, une voiture piégée fait un carnage à l’issue de la prière. Pourquoi n’avait-on pas alerté les dispositifs de la sécurité?

Quand a eu lieu l’attaque contre l’église d’Alexandrie, quand les menaces de nouvelles tueries ont plané sur les lieux de culte chrétiens, les amis musulmans ont dit aux amis chrétiens. Nous irons prier et mourir avec vous.

Puis un jour, après la prière du vendredi, le peuple tout entier s’est mis en marche vers la place d’El-Tahrir, tous décidés à unir le croissant et la croix, accuser la corruption du système. C’était la marche du million, qui en charriait des multiples du million. Les foules convergeaient vers le cœur de la ville, vers la place d’El-Tahrir. Les éboueurs pouvaient entendre l’écho des slogans qui envahissaient la ville, qui prenaient le relais d’autres slogans lancés de Tunisie, le peuple qui s’adressait aux peuples, qui hurlait ce que veut le PEUPLE : LA CHUTE DU SYSTEME. Sur un air qui devient une ritournelle, ils scandent : PAIN, LIBERTE, JUSTICE SOCIALE, TRAVAIL, DIGNITE. Les enfants des éboueurs ont besoin de tout cela. Ils possèdent des diplômes universitaires et souffrent de chômage. On les a humiliés, on a tué leurs porcs, leur espoir de bien-être. Sur tweeter, sur facebook ils entendent les cris de ralliement, les appels à la révolution. La peur n’existe plus. Ils sont une foule à faire face à la peur.

Les enfants des vieux éboueurs ne sont pas allés les premiers jours du grand soulèvement. Les jours suivants non plus. Qu’en auraient-ils gagné? Leurs porcs avaient été sacrifiés sur l’autel de la bêtise et les images des utubes les informaient. Elles montraient le bon vieux drapeau du Wafd : le croissant embrassant la croix.

Mais les agents de la contre-révolution ont bientôt montré leurs crocs. Ils ont ouvert les portes des prisons pour peupler la ville de ses truands. Ils ont lancé sur les manifestants les chameaux et les chevaux destinés aux touristes. Au chômage depuis le début des événements, affamés par leurs propriétaires aux abois, ils se sont rués sur les manifestants. La jeunesse voulait une révolution pacifique. Pourquoi tant de violence?

L’incendie de l’église d’Etfih était l’incident de trop. Alors les éboueurs jeunes et vieux sont descendus de leur montagne, chacun portant une croix, grande ou petite, de bois, d’or ou d’argent. Dix jours, dix nuits durant, ils ont occupé la place de la télévision. La tragédie qu’ils vivaient devenait le spectacle de la terre toute entière. Les musulmans s’étaient mobilisés pour les accompagner. Ils ne montraient pas le croissant. Ils étaient là pour protéger les chrétiens. Quand l’armée promit de construire une nouvelle église, ils ont ensemble, levé le siège. La place d’El-Tahrir les apelait.

Tous les vendredi, après l’heure de la prière, de nouveaux manifestants viennent gonfler les foules qui affluent pour frayer les chemins de l’avenir. Ils savent que la lutte sera longue et difficile.

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